Philo

 » Poilvache et Méraude philosophent ensemble sur leur identité, le monde, la réalité.  »

Cet article est paru dans notre périodique, n°114, déc. 2023.

Visiter les ruines de Poilvache, c’est découvrir ce que les êtres humains ont réalisé en ces lieux il y a quelques siècles ; c’est admirer le paysage ouvrant sur quelques kilomètres de Meuse ; c’est venir se ressourcer dans un parc de Pins noirs d’Autriche. Pour d’autres, c’est de voir comment la nature se développe dans un milieu particulier et d’expliciter le dialogue entre les végétaux et le promontoire calcaire. C’est aussi suivre son tonton ou son prof et se laisser emporter petit à petit par la passion du guide qui nous fait voir les choses autrement. Poilvache est un  lieu immanquable de la vallée. Méraude est un moment incontournable de l’Histoire. Champalle est une Réserve de notre Terre. Bref, c’est, au sens fort de son étymologie,  un petit bout de patrimoine à partager. Mais visiter les ruines, est-ce participer à sa citoyenneté ? Le visiteur est-il citoyen à Poilvache ? Méraude est-elle citoyenne ? 

Les Nouvelles pratiques philosophiques font apparaître un aspect caché de ces critères de définition d’une visite. En fait, aujourd’hui, on peut aussi définir Poilvache, Méraude et la Réserve Naturelle Domaniale comme des « interlocuteurs valables » (1) qui interrogent les visiteurs sur la vie, le monde, l’Histoire et leur citoyenneté. Une citerne trouée, un chantier archéologique abandonné, un point de vue remarquable, un bouleau poussant inopinément dans un trou de boulin, un labyrinthe de sentiers de visite, un enfant, un guide, un musicien, un membre d’une Association participent à égalité à la construction du monde démocratique dans lequel nous souhaiterions continuer à vivre ensemble, pour peu que les humains de cet ensemble montrent un peu d’ouverture d’esprit et s’exerce à mieux penser  par et pour soi-même avec les autres, pour peu que les éléments patrimoniaux continuent à interpeler le visiteur… et lui poser quelques questions : 

Visiter et respecter sont-ils conciliables ? Qu’est-ce qu’une ville ? Un château sans toit ni donjon est-ce encore un château ? Pourquoi nomme-t-on une chose ainsi et pas autrement ? Les choses n’ont-elles qu’un nom ? Les adultes obéissent-ils à un enfant ? Si le manant appartient à un seigneur, l’être humain est libre ? Faites-vous une différence entre liberté et libération ? A quelle condition un prévôt est-il juste dans sa décision ? Les adultes sont-ils  de grands enfants ?  Sommes-nous tous philosophes ? L’archéologue et le gardien de la nature sont-ils des philosophes ? Rechercher est-ce détruire ? Nos discours existentiels et politiques sont-ils des recherches scientifiques ? Le visiteur est-il solidaire ou fraternel avec le Pin noir d’Autriche ?  Le patrimoine architectural vaut-il mieux que le patrimoine végétal ? Si le passé n’est plus, pourquoi conserver des ruines ? Des ruines pensent-elles ? La démocratie peut-elle se passer de forteresse ? Les Amis de Poilvache racontent-ils l’Histoire ou des histoires ? Le citoyen peut-il se passer d’histoires ? Voilà en quelques questions vaches comment les NPP peuvent débarquer à Méraude. 

Les Nouvelles pratiques philosophiques désignent un ensemble d’outils pédagogiques récents qui sont au coeur de l’enseignement en FWB / WBE ayant réorganisé les cours philosophiques (2). Elles sont au coeur de la démocratie souhaitée dans le monde comme le promeut l’UNESCO depuis 1998 (3).

Qu’entendons-nous par penser et « philosopher » ? Vous l’aurez compris, il ne s’agit pas d’exposer une histoire de la philo. Il ne s’agit pas non plus d’un ensemble réflexions abstraites dans un jargon incompréhensible, mais de penser par soi même,  pour soi même, avec les autres, quelque chose du quotidien, une question, une notion, une valeur qui surgit de votre visite des ruines et de la réserve, ou du discours du guide. Il y a donc dans la démarche une dimension certes individuelle mais aussi collective car ces nouveaux outils philosophiques ont une visée d’éducation à la démocratie. Cette démarche nécessite la mise en place d’un dispositif. La démocratie est ce système très particulier, toujours à défendre, que nous avons adopté depuis plusieurs siècles. Ce système ne se réduit pas à élire des représentants politiques mais surtout et fondamentalement à participer chacun par la parole. Nous délibérons en fait sur ce que nous voulons comme monde pour demain, ou au moins sur ce que nous ne voulons pas. Nous n’arrêtons pas de discuter du Beau, et du Laid, du Bon et du Mauvais, du Vrai et du Faux, du Juste et de l’Injuste, du Naturel et du Culturel, … Mais si parler semble si naturel et facile, « discuter ensemble, cela s’apprend » (4). Que de bavardage inutile, d’opinions bêtement juxtaposées, d’affirmations irréfléchies et de réactions intempestives de notre part. Il nous fait apprendre à reprendre le temps, à écouter les autres, à admettre nos présupposés, à découvrir l’autre comme source de vérité autant que soi-même, à développer notre ouverture d’esprit, à nous émanciper des discours manipulateurs en osant penser par et pour soi-même avec les autres. Un cadre doit être disposé. Pour ce faire, quatre grands jeux de discussion collective ont petit à petit été mis en place, réfléchis et évalués, depuis 1960, aux USA, Au Québec, en France, en Suisse, en Belgique et …, en fait, un peu partout dans le monde. Mathew Lipman, A.M. Sharp, Michel Sasseville et  Mathieu Gagnon ont développé la CRP, la Communauté de Recherches philosophiques ; Jacques Levine et Geneviève Chambard l’ARCH, l’Atelier de Recherches sur la Condition Humaine ; Michel Tozzi et Alain Delsol la DVDP, la Discussion à visée Démocratique et philosophique et O. Brenifier l’atelier maïeutique. Sur ces 4 dispositifs de base, des ateliers philo-Arts et des rando philo prennent forme. Edwige Chirouter (U Nantes), Johanna Hawken (U Paris 1),  Nathalie Frieden (U Fribourg), Anne Herla (U Liège), le Pôle Philo, PhiloCité et bien d’autres réfléchissent ici aux potentiels, aux enjeux, aux valeurs, aux conditions qui rendent possible cette éducation à la citoyenneté, là aux exercices et supports utiles et ressourçant. 

L’animateur, le guide, le prof, formé à ces différentes méthodes, peut utiliser tel ou tel outil pour créer l’étonnement déclencheur, pour donner du souffle à la discussion que le groupe fait naitre et ainsi participer à la recherche. Visiter les ruines c’est donc aussi s’éduquer à la démocratie par la philo en participant à la discussion sur le monde que l’on voudrait. 

Le travail philosophique oral rend-il heureux ? Discuter, c’est faire émerger les différents sens possibles d’une chose, leur donner une valeur, les hiérarchiser avec esprit d’ouverture et de critique. C’est résoudre un problème pour soi, avec les autres, trouver une réponse, combler un trou, clarifier ce qui est obscur, apprendre quelque chose de l’autre. C’est oser sortir de sa zone de confort. Le travail philosophique lors une discussion est de chercher à répondre à ses questions, raisonner une réponse, découvrir une pensée à laquelle on ne pensait pas. Hélas, et c’est là tout le bien, la philo préfère le point d’interrogation au point final. Il ne faut pas en être frustré mais en jouir. Il faut apprendre à ne pas craindre l’infini des mots et de la pensée par rapport à la réalité commune aux membres de la communauté qui délibèrent. Une question si simple d’apparence n’a en fait pas de réponse finale et c’est un cadeau. Dans la vie concrète et politique, il s’agira de prendre position, de faire un choix de vie … tout en se souvenant que ce choix n’est qu’une hypothèse, une action raisonnable, une conviction raisonnée et temporaire, à adapter aux nouvelles circonstances et qu’il repose sur quelques solides présupposés largement discutables.

Méraude et Poilvache philosophent donc bien, du moins, nous font philosopher depuis des siècles : ils font partie de notre quotidien démocratique, ils donnent à penser et ils suscitent des questions. Nous en prenons conscience plus clairement aujourd’hui. Les dispositifs d’animation sont connus et évalués. A nous de développer les différents supports pour vous aider à philosopher avec notre site patrimonial. A nous de réorganiser la visite guidée qui dure déjà 2h sans philosopher. L’explication pourrait faire de plus en plus de place  à la participation philo.

Nous vous proposerons dans les prochains numéro ou sur le site web des thématiques problématisées  à propos de nos ruines protégée dans une réserve naturelle domaniale, des dialogues philo, des exercices, des plans de discussion pour animer une recherche collective sur ce que suscitent Poilvache et Méraude comme questions sur l’être humain et la réalité du monde. 

Bonnes recherches à vous … 

NOTES

(1) Notion de Jacques Levine qui a mis sur pied l’ARCH à lire sur https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/072/014/ 

(2)  http://www.enseignement.be/index.php?page=27915&navi=4429 ; HERLA A., « Philosophie et citoyenneté : un monstre à deux têtes ? » janvier 2020 à lire dans la revue Diotime sur https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/083/006/ et  JEANMART G., « Philosophie et citoyenneté : le bourbier belge », janvier 2020 à lire dans la revue Diotime sur https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/083/007/ 

(3) La philosophie pour les enfants. Réunion d’experts 26-27 mars 1998, Paris, UNESCO, 1998, 119p. ; https://chaireunescophiloenfants.univ-nantes.fr/ 

(4) JEANMART Gaëlle, « Apprendre à discuter ensemble » dans la revue Imagine, Liège, n°127, mai-juin 2018, p.80-81 (à télécharger sur www.philocite.eu )